Le mythe de l’entrepreneur

Défaire l’imaginaire de la Silicon Valley

De Anthony Galluzzo

Chez La Découverte (Zones)

Un livre facile à lire et efficace (comme l’autre livre de l’auteur chez Zones), qui vient remettre en question l’idée de la centralisation des changements économiques/social autour d’une personne.

« L’« entrepreneur » dont nous allons parler ici n’est pas un acteur économique et social, mais une catégorie du discours. C’est un personnage médiatique. »

Le mythe de l’entrepreneur c’est l’idée que quelqu’un rassemble : des idées de génie, une vision prophétique, une précocité dans ses capacités, une fêlure originelle, une forte volonté,…

C’est le récit de l’entrepreneur (presque exclusivement des hommes) qui se fait tout seul, acteur et moteur de sa propre réussite.

Ce mythe et les discours médiatique qui l’entour, portent une vision du monde, diffusent une idéologie et popularisent des « évidences » à propos de la société.


L’entrepreneur à souvent une scène fondatrice, la création de son entreprise. Pour Steve Jobs et Apple, c’est la scène de l’entreprise dans le garage en 1976, mais c’est un choix, cette scène a existé, mais on pourrait faire remonter l’Apple 1 en juin 75 quand Steve Wozniak en réalise un prototype avec ses outils de travail chez HP, ou quelque mois plus tôt quand il en dessine les plans au sein d’un groupe de hacker pour les distribuer gratuitement et que S.Jobs à l’idée de les vendre.

L’Apple 1 n’est pas une idée sortie d’un entrepreneur, mais de l’influence d’un milieu de hacker et de l’accès au matériel de chez HP ; mais la scène du garage en fait un acte individuel.

Les entrepreneurs sont vus comme bouleversant les marchés, façonnant le monde,…via leurs inventions qu’ils « nous donnent ». Cette image de l’entrepreneur-créateur individuel fait l’écho à l’idée de destruction créateur de Joseph Schumpeter, œuvre d’un homme seul, décident seul, afin de mener l’entreprise vers la création. C’est un discours qui encore une fois oublie l’environnement social de l’entrepreneur ainsi que la nature collective des dynamiques économiques. C’est particulièrement le cas en informatique où chaque produit intègre des composants d’entreprises variées.

« Apple est moins le « créateur » de l’Ipod que son assembleur ».

Ni l’entreprise, ni son écosystème économique ne peuvent être réduites à un entrepreneur.

L’entrepreneur c’est aussi le visionnaire qui sait de quoi sera fait le futur : de son invention (même si on l’a pas demandé) mais vous ne le savez pas encore. Jobs est celui qui a vu que l’ordinateur aller devenir personnel ! Dans un contexte de miniaturisation de l’informatique et dans un milieu d’ingénieur qui partager cette vision d’une informatique pour toustes.

La « vision » ne suffit pas, il faut aussi une organisation permettant sa mise en place, sa commercialisation, sa popularisation ; il faut aussi une disponibilité à bas coût des composants (c’est une des raisons pour lesquels les innovations similaires apparaissent en même temps, l’idée est déjà là mais la technologie et/ou le marché ne permet pas de la réaliser/commercialiser).

« L’enjeu […] n’est pas de « voir » le futur produit […], mais de le mettre sur le marché plus rapidement et plus efficacement que la concurrence lorsque s’ouvre cette fenêtre technologique. »

Ce mythe de la vision de l’entrepreneur, repose sur l’idée qu’il y a « un avant et un après » tel invention, mais cela revient juste à choisir un point de rupture dans une évolution toujours mouvante et non linéaire des technologies.

L’entrepreneur est aussi présenté comme celui sans qui ses employé·es seraient inefficaces, un individu central indispensable au travail des autres (quitte à avoir un management autoritaire). Mais dans ces milieux tech, l’entrepreneur doit aussi être accapareur, trouver les moyens de s’approprier et garder les meilleurs ingénieureuses dans sa boite, face à une forte concurrence.

Si le mythe de l’entrepreneur centre toute l’histoire sur un individu central, il arrive que soit tout de même souligné le rôle des ingenieureuses, du contexte, des autres entreprises,… mais un acteur est systématiquement invisibilisé : l’État. L’État est même plutôt critiqué sur la base d’idées libertariennes, mais le marché étasunien est structuré par le gouvernement le « plus interventionniste en matière d’innovation », il prend en charge la recherche fondamentale, assure certains risque,… Si depuis les années 70 l’État est moins structurant dans la Valley, il y joue toujours un rôle important (assurance, recherches, routes, lois…).

« La Silicon Valley est le produit d’une politique volontariste et d’investissement publics massifs. »

L’entrepreneur est décrit comme rebelle, luttant contre l’establishment capitaliste posé sur leur capital. Ils sont présentés comme des justiciers légitimant le capitalisme face aux hommes d’affaires ne faisant rien de neuf. Cela crée une (fausse) dichotomie à l’intérieur de la classe capitaliste, les entrepreneurs moraux et audacieux face aux hommes d’affaires comptables en costume ; c’est la création d’une dichotomie basée sur la morale et non la politique.

Car les deux restent des capitalistes exploitant le travail du proleteria. Et les entrepreneurs ne pourraient pas exister sans les hommes d’affaires comptables qui investissent dans leurs entreprises.

La personnification de l’entrepreneur permet la dépolitisation de l’exploitation.

L’entrepreneur est aussi associé au génie, ils sont présentés comme précoce, ayant une fêlure originelle, une origine relativement modeste et rebelles depuis l’enfance.

Un type de narration permettant de faire de chaque épisode de la vie de l’entrepreneur, des étapes dans un destin de génie et non comme des actes ancrés dans un cadre social.

Ce mythe de l’entrepreneur est une construction médiatique en partie contrôler par l’entrepreneur, ils sont des marketeurs créant un storytelling afin de mettre en avant leur entreprise au près du public, des investisseurs,…


Cette figure de l’entrepreneur est construite historiquement, elle a évolué au gré de ceux qui l’on incarnait.

D’une mise en avant du caractère de l’individu au XIXe, c’est ajouté la rhétorique du contrôle de soi, qui laisse sa place à l’idée de force de la volonté à la fin du siècle.

Début XXe, la Nouvelle Pensée se diffuse, liant volonté et réussite matérielle, il n’y a donc plus exploitant·es et exploité·es, mais des entrepreneurs de leurs vies d’un côté et de l’autre des personnes subissant leurs vies.

Cela est allé jusqu’a mettre en avant la pauvreté comme source de volonté et donc comme un avantage, le tout en ajoutant des notions de « darwinisme social » afin de tout de même justifier la place des riches.

C’est au début XIXe que se développe l’idée de l’entrepreneur créateur de valeurs face aux héritiers capitalistes.

C’est aussi une période de développement de la presse qui permet la création de l’image des grands entrepreneurs.

Milieu XXe, bien que toujours présente, la figure de l’entrepreneur prend moins de place.

C’est dans les années 1980, dans un contexte d’avancer des technologies informatiques que revient pleinement cette figure, cette fois les entrepreneurs sont rebelles et influencé par les contre-cultures des années 70.

Ce renouveau de la figure de l’entrepreneur coïncide avec un développement des médias (croissance de la presse papier, chaîne d’info,…).


Un autre facteur est la montée de la finance qui se traduit notamment par le fait que les dirigeants d’entreprise sont de plus en plus nommés par les investisseurs. Avec l’idée que des éléments extérieurs à l’entreprise seraient plus à même de « disrupter » le marché, un culte du PDG comme source de la réussite ou non de l’entreprise, menant à une starification des dirigeant·es. Les PDG doivent alors se mettre en valeur, créer du storytelling autour de leur image pour plaire aux investisseurs.

L’image de l’entrepreneur efface les travailleureuses et leurs luttes derrière un personnage qui seraient rassembleurs. Ça déconnecte aussi l’entreprise de sa production, les entrepreneurs sont vus comme déconnectés de la production extérieur à leurs entreprises, déconnecté de leurs sous-traitants et des conditions de travail qu’on y trouve (et des accidents qui s’y passe).

Il y a donc une invisibilisation des travailleureuses des entreprises extérieurs, souvent en Asie mais également dans la Silicon Valley et là aussi très souvent des personnes racisées, imigré·es mal payé·es.

Les entrepreneurs de la Silicon Valley sont majoritairement des hommes blancs qui profitent de l’exploitation des femmes et des personnes non blanches pour développer leurs entreprises.


Le mythe de l’entrepreneur ne se conçoit que sur le marché, l’entrepreneur étant celui qui sort victorieux de la concurrence via ses propres moyens.

C’est un part du mythe méritocratique qui repose sur l’idée que le libre marché serait un instrument de justice récompensant les méritant·es quelque soit le contexte social (racisme, sexisme,…).

« Chacun ne peut être expliqué que par lui-même. »

Dans le mythe de l’entrepreneur tout le monde est égals face au marché, c’est « l’égalité des chances ».


Ce mythe est anti-sociologique, purement individualisant, il fait de celleux qui captent la valeur les créateurices de cette valeur ; justifiant ainsi l’accaparement de la valeur et les critiques des politiques redistributives.


Autres ressources :

  • Les interviews de l’auteur : sur France culture dans « comprendre l’imaginaire de la Silicone Valley et dans Le meilleur du monde ;
  • La guerre des mots de Selim Derkaoui ,Nicolas Framont et Antoine Glorieux chez Le passager clandestin
  • Aux sources de l’utopie numérique de Fred Turner chez C&F
  • Visages de la silicon valley de Mary Beth Meehan chez C&F
  • Internet années zéro de Jonathan Bourguignon chez Divergences
  • Un monde sans restaurant de Prole.info chez Niet !
  • Une société ingouvernable de Grégoire Chamayou chez La Fabrique
  • « Il faut s’adapter » de Barbara Stiegler chez Gallimard
  • Propaganda de Edward Bernays chez La Decouverte
  • La pensée selon la tech de Adrian Daub chez C&F

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